Le temps qui court
Quelle dimension temporelle laissons-nous « derrière » nous lorsque nous entrons de plain-pied dans l’ici et maintenant ?
Le temps objectif, mesurable, l’inexorable tic tac de l’horloge, ce temps « carré » du cadran que le philosophe Henri Bergson appelle « le temps de la science », et qui est en fait fictif, factice, car inventé par l’homme.
On nous a tellement dit qu’une heure était une durée de temps, que nous ne voyons pas qu’il s’agit d’une simple juxtaposition dans l’espace (le cadran de l’horloge) d’un instrument de mesure qui y occupe 60 positions successives (l’aiguille). Nous croyons dur comme fer à cette flèche du temps qu’un Dieu tout-puissant aurait décochée quelque part dans le passé (quand était-ce déjà ?) en direction du futur (aïe, la menace de la fin…). Un seul passé, un seul futur, et coincé entre les deux : le présent, insaisissable, évanescent.
Et nous courons après le temps qui court, faisant de notre vie une course contre la montre. Et pour être sûrs de ne pas perdre une miette de vie, nous consommons, consommons, tout et rien : nourriture, distractions, drogues, relations… Nous confondons « vivre intensément » et « faire beaucoup ».
Mais savez-vous qui gagne toujours dans cette course folle? La montre, bien sûr ! Car elle est créée pour le temps, alors que moi, humain, je suis fait pour goûter l’éternité.
Cela fait malheureusement partie de ces choses trop oubliées dont parlait avec nostalgie le Petit Prince.
Pourtant, le poète l’a chanté sur tous les tons :
« Même en courant
Plus vite que le vent
Plus vite que le temps
Même en volant
Je n’aurai pas le temps, pas le temps
De visiter toute l’immensité
D’un si grand univers
Même en cent ans
Je n’aurai pas le temps de tout faire. »[1]
Alors, combien de temps encore allons-nous nous laisser leurrer par ce mensonge planétaire d’un temps unique et linéaire, par la nécessité de le remplir d’ « avoir » et de « faire », par l’obsession d’en gagner et la peur d’en perdre ?
Laissons cette conception du temps physique à l’ego mentalisant, qui aime partir à l’assaut des horloges pour mesurer sa toute-puissance, et entrons dans l’expérience multiple et indéfinissable du temps métaphysique.
Le temps métaphysique : multiple, cyclique ou poétique ?
Ouvrons le seul œil qui vaille ─celui du cœur─ sur cette vérité grosse comme la terre : personne ne peut saisir le temps (saisir dans les deux sens du terme : comprendre et attraper), car il est un mystère, comme la Vie, comme tout ce qui est sacré. Nous parlerons dès lors du temps métaphysique.
Rolando Toro l’écrivait à sa façon : « Dans la Biodanza, chacun est invité à vivre le ‘ici et maintenant’. Le temps marqué par les horloges n’est rien de plus qu’un temps conventionnel, un temps non vécu. En Biodanza, toute la réalité est sacrée et tout le temps est liturgique. »
Revenons à notre ronde : elle nous rappelle un autre aspect du temps, son caractère circulaire, cyclique. Cycles biologiques, de la reproduction, des saisons… Dans les cultures traditionnelles, le temps est appréhendé davantage comme un cercle que comme une ligne. Ce portail que nous ouvrons ensemble à chaque Vivencia est donc celui du temps mythique, du temps des rites et de la « liturgie », dont parle Rolando. La ronde elle-même, en Biodanza, n’est-elle pas, à l’instar de la rencontre, une véritable cérémonie rituelle ?
S’ouvrir à la dimension sacrée de l’instant suppose une mise en éveil de tous les capteurs de l’être : sensoriels, affectifs, émotionnels, cénesthésiques. Sans cette ouverture, la profondeur libératrice de l’ici et maintenant nous reste définitivement inaccessible, nous ne pouvons accéder à l’extraordinaire blotti au creux de l’ordinaire, nous ne pouvons toucher du cœur le miracle de perfection du brin d’herbe, de nos pieds s’enfonçant dans le sable chaud, de la cerise gonflée de soleil répandant son jus sur notre langue…
L’émerveillement jaillit toujours dans la perception poétique de l’instant.
Le miracle est dans l’œil de celui qui sait voir.
L’instant d’éternité
Oui, le miracle ne se donne à vivre que dans le temps vécu, goûté, senti, le temps où ma vie a une épaisseur, où elle devient capable de profondeur et de hauteur, où tous les instants fluent et s’interpénètrent de façon organique dans l’unité interne du moi en constante autocréation. Cette dimension du temps capable de révéler le miracle de vivre, Henri Bergson l’appelle la durée. Cette durée, « on la sent, on la vit.(…) Elle ne connaît pas de rupture, elle est mouvante, fluide, indivisible.»[2] Et elle éminemment individuelle : deux êtres plongés dans un même bain vivenciel peuvent percevoir une même situation comme fugitive pour l’un et interminable pour l’autre. Et chacun sait qu’une minute chez le dentiste n’a pas la même durée qu’une minute dans les bras de l’être adoré.
Ce temps est celui de la Vivance, de la Vivencia. C’est le dieu Kaïros, ce jeune homme ne portant qu’une seule touffe de cheveux sur la tête : quand il passe à notre portée, nous avons le choix de la saisir ou non. C’est le moment unique, singulier, celui de l’opportunité où s’ouvrent les portes de mille et un palais insoupçonnés.
La porte du paradis
Qu’elle soit plongée à pic ou envol vertical, l’expérience numineuse, où le sacré se révèle dans l’expérience intime d’un être, n’est possible qu’à l’exacte perpendiculaire de la ligne du temps, dans l’instant d’éternité de la Vivance.
Dans la radicale vivencia que constitue toute expérience numineuse, le temps peut s’arrêter net, s’abîmer en lui-même jusqu’à disparaître tandis que l’espace se dilate à l’extrême. D’autres fois, au contraire, nous pouvons faire l’expérience d’un temps spirale : un mouvement circulaire crée une sensation d’accélération telle qu’il nous semble voyager comme la lumière dans ce continuum unifié d’espace-temps. Enfin, il existe aussi un temps qui pulse, dans un mouvement d’expansion et de retour au centre, une alternance de dilatation et de rétraction où tout notre être se met à battre à l’unisson du cœur de l’univers.
Est-il besoin de le préciser : dans l’ici et maintenant des poètes, des mystiques et des danseurs de vie, l’« ici » n’est pas un endroit qu’on pourrait marquer d’une croix sur le sol, pas plus que le « maintenant » n’est une parcelle de temps présentant un début et une fin. L’ici et maintenant est la porte qui mène à la totalité de l’espace et à l’infini du temps.
C’est l’infiniment petit qui ouvre sur l’infiniment grand. C’est la serrure dans la porte du paradis.
Chaque danse vivante, chaque geste auquel la totalité de notre être adhère pleinement, est une clé de lumière que nous tournons dans la serrure…
Mais alors, puisque philosophes, sages et mystiques s’entendent sur cet unique portail de l’ici et maintenant pour accéder à la révélation du sens ou du Divin, pourquoi nous est-il parfois si difficile d’entrer profondément en vivencia ?
Ceci fera l’objet d’un autre article.
A suivre…
Véronique
[1] Michel Fugain, « Je n’aurai pas le temps » (Pierre Delanoë – Michel Fugain)
[2] Henri Bergson, « Matière et mémoire », 1939
J’arrive a cheval et juste à temps pour ajouter mon grain de selle dans cette discussion. A temps… attend !
C’est vitre dit. Remarque transparente, il est vrai.
J’entre donc dans la biodanse chevaline, galop surréel à contre temps.
Et je prends un moment présent pour signaler à tousse que le temps se rafraîchit.
Intempsément, Intempourchaque chose.
Je prose quelles mots usités peu ou prou en cent temps.
Et vu d’ici il est déjà leurre que je reparte. Illusion de communication. Au temps en emporte Levant. Il est grand temps de fiolie. Maintenant.
Le temps linéaire est secondé par les banques, qui demandent intérêts; par les trains et les avions que nous attendrons de partir, par nos voisins, nos frères, nos soeurs, qui vivent tous sur le même planète qui nous tourne tous ensemble dans le rythme céleste, nous donnant le jour et la nuit et les saisons. Le temps, le grand rythme, n’est pas notre ennemi, mais notre sort commun. Nous avons tous besoin d’un ego, comme un toit pour vivre au-dessous, comme une maison sans laquelle nous sommes vagabondisé, remis aux quatre éléments. Mais nos villages et nos cités sont l’aspect affectif et transcendent de nos maisons-ego: nous vivons ensemble, dans le cercle de nos dépendances unis par nos mains invisibles. En créant dans nos villages de vie un espace pour danser ensemble nous pouvons retrouver notre appartenance au même espèce humain. Le rituel d’initiation qu’est le cercle de Biodanza peut nous reconnecter avec cette vérité de vie. Si nous apprenons a passer de la ligne au cercle et de retour à la ligne, ce passage ouvre les portes pour nous mêmes et pour les autres avec qui nous vivons à la joie possible d’être humain.